«Le métier qu’on fait, on le paie trop cher»

21 Oct 2021

Sonia Pignat est infirmière spécialisée aux soins intensifs (SI) des hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Elle évoque un quotidien sur le fil, au cours duquel des équipes aux effectifs insuffisants, épuisées, affrontent la pandémie. Et une déception qui grandit, parfois jusqu’à se transformer en dégoût.

(Interview accordée par Sonia Pignat et parue le 15 octobre dans le journal du SSP Services publics.)

INTERVIEW : GUY ZURKINDEN

Dans quelles conditions travaillez-vous aujourd’hui ?

Sonia Pignat – La situation s’améliore depuis quelques semaines, car nous avons moins d’entrées de patient-e-s Covid. Mais elle reste tendue. Des malades arrivé-e-s au cours de la vague d’août sont encore aux soins intensifs.

Contrairement aux épisodes précédents, les activités chirurgicales n’ont pas été interrompues, et l’activité sociale ne s’est pas ralentie. En parallèle, les HUG mettent les bouchées doubles pour combler le retard pris l’an dernier en matière de greffes.

Il y a un cumul de charges, qui pèsent sur les épaules d’un personnel déjà fatigué.

Les cas Covid viennent donc s’ajouter à une activité hospitalière normale ?

Exactement. Aux soins intensifs (SI), les cas Covid s’additionnent aux accidents graves, aux chirurgies d’urgence, etc. 

En août, les HUG ont tout de même annulé et ré-agendé les petites opérations ambulatoires. Mais en général, les patient-e-s qui subissent de telles opérations n’ont pas besoin d’être pris-e-s en charge aux soins intensifs (SI): nous nous occupons plutôt des patient-e-s ayant subi des chirurgies lourdes, qui ne peuvent pas être repoussées. 

L’objectif de cette mesure était plutôt de décharger les équipes d’anesthésie des salles de réveil, pour qu’elles puissent nous donner un coup de pouce. 

Que représente la prise en charge des patient-e-s Covid aux soins intensifs ?

Pour les soignant-e-s, elle implique un engagement maximal.

Les patient-e-s sous respirateur doivent être changé-e-s de position toutes les deux heures. Et il s’agit d’adultes qui peuvent peser 80 kilos, ou plus! Cela nécessite l’intervention de quatre soignant-e-s. Selon le type d’équipement, il faut même être six. 

Pour les cas Covid les plus graves, nous appliquons une technique de dernier recours: l’oxygénation extra-corporelle (ECMO). Le patient est sous respirateur, mais son poumon est tellement abîmé qu’on doit faire sortir le sang de son corps, l’oxygéner sur une membrane extérieure puis le réinjecter dans l’organisme – comme pour une grosse chirurgie cardiaque. 

L’ECMO implique des équipements très lourds, avec de gros tubes, les canules, reliés aux artères ou aux veines. Il y a un risque élevé d’hémorragie.

Avec une telle technique, on est toujours à la limite. On n’a pas de marge de manœuvre pour faire face à un éventuel problème supplémentaire. 

C’est une grosse pression ?

Oui, à la fois physique et psychologique. 

En moyenne suisse, depuis le début de la pandémie, près de 30% des patient-e-s Covid arrivé-e-s aux soins intensifs décèdent. Pour les personnes qui subissent une ECMO, il y a près de 50% de décès.  

Nous sommes constamment exposé-e-s à la souffrance, à la mort, et devons en parallèle accompagner les familles qui perdent un-e proche. Cela fait beaucoup.

Comment s’est passée la vague d’août ?

Au cours des vagues précédentes, nous avions dû transférer des patient-e-s HUG vers les hôpitaux de Suisse alémanique, faute de place. Cette fois, c’était le contraire: les HUG ont accueilli des malades d’outre-Sarine, car les hôpitaux étaient pleins à Zurich et à St-Gall, et les soins intensifs étaient débordés dans toute la Suisse alémanique.

En août, nous avons dû ouvrir des lits supplémentaires. Malgré tout, nous avions 38 patient-e-s sur 40 places disponibles aux soins intensifs. Or en salle de réanimation, on ne peut jamais avoir 100% d’occupation: deux lits doivent rester disponibles, en cas d’urgence grave. 

Durant deux semaines, nous avons donc fonctionné à la limite de nos capacités.

Cette vague était-elle différente des précédentes ?

Auparavant, sur 100 patients hospitalisés, 5 se retrouvaient aux soins intensifs. Mais entre fin juillet et début août, nous nous sommes retrouvé-e-s avec 30% des patient-e-s Covid aux SI. Cela change totalement la donne. 

Comment expliquer cette augmentation ?

Il y a d’abord l’âge des patient-e-s. Le variant Delta s’attaque à des personnes plus jeunes, souvent en bonne santé. Or pour un patient-e âgé-e de 85 ans, on ne va pas faire recours à une ECMO. En revanche, c’est possible pour un jeune de 35 ans, car son potentiel de récupération plus élevé. Ces prises en charge très lourdes sont donc plus fréquentes.

Nos pratiques ont aussi évolué. Avant, nous avions recours à des oxygénateurs externes en dernier recours, après trois semaines d’intubation, ce qui limitait leur efficacité. Avec l’expérience, nous avons commencé à utiliser ces équipements plus tôt.

Il faut ajouter que les patient-e-s atteint-e-s du virus Delta restent plus longtemps intubé-e-s: au bas mot, trois semaines sous respirateur. Certain-e-s restent dans un état critique après 40 jours d’hospitalisation ! 

Y a-t-il suffisamment de personnel pour faire face à ces pics ?

Non. Durant un peu plus de deux semaines, nous avons reçu des renforts de l’anesthésie. Ils nous ont aidé-e-s pour les cas plutôt « simples ». 

Nous avons aussi eu le soutien de collègues de l’unité Covid, à qui la direction des HUG a demandé un effort de mobilité – une fois de plus. Nous avons pu leur déléguer la préparation des médicaments et les pansements. Elles nous ont aussi aidé pour le déplacement et les soins.

Ces renforts nous ont permis de nous focaliser sur les patient-e-s les plus malades et le suivi des équipements. 

Comment se déroulent ces déplacements de personnel ?

Depuis le début de la pandémie, certain-e-s soignant-e-s sont baladé-e-s d’une unité à l’autre. 

C’est très pénible de travailler ainsi: on perd beaucoup de temps à chercher des instruments ou des médicaments, car on ne connaît pas les locaux. Or aux soins intensifs, perdre deux minutes peut avoir des conséquences fatales. 

Il faut savoir aussi que l’anesthésie et les soins intensifs sont des formations distinctes. Nous savons toutes et tous gérer un respirateur, mais les prises en charge sont très différentes.

Le personnel spécialisé des SI doit donc assurer conseils et suivi au personnel qui vient l’aider.

Tout cela renforce encore la pression. Sans oublier que la fatigue accumulée augmente les dangers – si on se trompe sur la dilution des médicaments, on risque de tuer le patient plutôt que le sauver !

Quel est le moral des troupes, après une année et demie de pandémie ?

Il y a un énorme ras-le-bol. Et beaucoup de déception. 

Après la première vague, nous avions pensé qu’une prise de conscience collective était en cours et qu’elle pourrait déboucher sur une revalorisation de nos métiers. 

Nous avons vite déchanté. Au cours des vagues suivantes, on nous a dit que nous devrions être contentes d’avoir un emploi, alors que d’autres perdaient leur job. 

Face à nos demandes de reconnaissance, tout le monde se refile la patate chaude: le Conseil d’Etat lance la balle aux hôpitaux, ceux-ci invoquent les déficits, les assurances refusent d’entamer leurs énormes réserves. 

Pourtant, on a tout demandé au personnel: une mobilité accrue, un rythme de travail effréné, un  investissement total… Nous avons pris en charge deux, voire trois patient-e-s lourd-e-s en même temps, au lieu d’un-e. 

Et aujourd’hui, nous continuons à œuvrer à un rythme très soutenu, car il y a pénurie de professionnel-le-s et une partie du personnel est à l’arrêt ! 

Y a-t-il beaucoup de soignant-e-s malades ?

Aux HUG, le taux d’absences de longue durée est de 12% en moyenne. 

Il y a aussi une recrudescence des absence de court terme – quand un-e collègue a travaillé trois jours à des rythmes impossibles, et n’y arrive plus le lendemain. Dans ces cas-là, l’absentéisme peut atteindre un niveau beaucoup plus élevé sur la journée.

Quelle reconnaissance estimez-vous nécessaire ?

Au niveau financier, nos professions sont mal reconnues. Nous suivons une formation dans une haute école. Mais à Genève, nous continuons à gagner, en moyenne, 25 000 francs de moins par an qu’un professeur de gymnastique. 

Pourtant, notre métier est exposé: nous manipulons des produits dangereux, nous sommes confronté-e-s à la souffrance et à la mort, nous travaillons le week-end, la nuit et les jours fériés. 

On dit que l’argent ne fait pas tout. Mais quand on touche un salaire plus élevé, cela permet de baisser son pourcentage pour mieux récupérer – plutôt que s’épuiser au travail !

Comme réagissent les collègues face à l’absence de reconnaissance ? 

Des collègues quittent les soins, alors que leur formation est récente. Ils et elles fuient la surcharge, les horaires impossibles. Quand on se lance dans les soins, on sait qu’on n’aura pas tous ses week-ends de libres. Mais quand on n’a pas non plus ses vacances, ses Noël, ses Nouvel-An – et tout cela, sans aucune reconnaissance –, cela fait beaucoup de frustrations.

Il y a aussi ces collègues qui ont travaillé avec des contrats de durée déterminée (CDD) ou temporaires. Ils et elles ont été baladé-e-s d’un étage à l’autre, on leur a fait miroiter un poste fixe avant de les remercier à la fin de leur contrat – puis de leur demander de revenir lors de la quatrième vague. Beaucoup de ces collègues ont préféré s’engager dans une clinique privée. Les salaires sont plus bas, mais au moins ils et elles ont un contrat fixe.

Autre phénomène inquiétant: le burn-out et ses conséquences. Après un épuisement professionnel, je vois des collègues qui essaient de reprendre le boulot avec des horaires aménagés, mais n’y arrivent plus. Pour la plupart, il est hors de question de revenir aux soins intensifs. Certain-e-s doutent même de pouvoir retravailler un jour avec des patient-e-s !

Il y a beaucoup de casse psychologique et physique. Le pire, c’est lorsqu’une sorte de dégoût de la profession s’installe.

On paie beaucoup trop cher le métier qu’on fait. 

Avez-vous vécu personnellement cette casse ?

Oui. Au niveau physique, j’ai eu des problèmes de dos durant des mois, en raison de la lourdeur des prises en charge Covid. L’ajout de lits dans notre unité a aussi rendu les déplacements plus difficiles, avec plus de risques de se taper.

Au niveau psychologique, j’ai commencé à subir des crises d’angoisse au début de la seconde vague. D’abord à la maison, puis au moment d’aller au travail. Puis, après une nuit à gérer plusieurs patient-e-s en situation critique, je suis ressortie pleine d’angoisses. 

Heureusement, mon médecin m’a interdit de retourner travailler. C’était le dernier moment. Deux semaines plus tôt, j’avais commencé à consulter les offres d’emploi dans les pompes funèbres – pour travailler sans ce stress, sans la menace de voir le patient mourir si je ne suis pas assez rapide. 

Après trois mois d’arrêt, j’ai pu reprendre le travail. Mais pendant un moment, je n’étais pas sûre d’avoir la force de retourner aux soins intensifs ! 

Le personnel arrive-t-il à s’organiser collectivement ?

Quand on n’a plus d’énergie pour travailler, souvent il en reste encore moins pour se mobiliser. 

Dans les hôpitaux règne aussi la peur de la hiérarchie. De nombreux-euses salarié-e-s craignent un retour de bâton en cas de participation à une action syndicale. Conséquence: les collègues se plaignent de leurs conditions, à juste titre, mais éprouvent des difficultés à se mobiliser. 

À cela s’ajoute la déception de voir que rien ne change, même après une pandémie. 

La mobilisation syndicale est difficile, mais le ras-le-bol est réel. Je pense donc que pas mal de collègues participeront à la manifestation nationale, le 30 octobre prochain à Berne.