Le dumping social légitimé dans la santé

01 Dec 2021

Le Tribunal administratif fédéral a donné raison à Swiss Medical Network qui attaquait la planification hospitalière neuchâteloise, tout en refusant d’appliquer la CCT Santé 21. Retour sur un arrêt aux conséquences néfastes, y compris pour le secteur privé. Article paru le 1er décembre dans l’Evénement syndical, sous la plume de Sylviane Herranz.

En septembre, le Tribunal administratif fédéral (TAF) donnait gain de cause à Swiss Medical Network (SMN), ex-Genolier, qui avait recouru contre la planification hospitalière 2016-2022 du canton de Neuchâtel, et cassait cette dernière. Le Canton y avait restreint les prestations remboursées à SMN, propriétaire de l’Hôpital de la Providence et de la clinique Montbrillant à La Chaux-de-Fonds. Il devra dès lors payer davantage, mais ce n’est pas tout. Avec sa décision, le TAF renforce la concurrence entre cliniques privées et service public, et aggrave le dumping social. L’Etat est condamné à payer des millions alors que SMN ne respecte pas les conditions de travail qui s’imposent à la quasi-totalité des autres employeurs, soumis à la CCT Santé 21. Ce sont ces conditions que les salariés de la Providence avaient défendues en 2012-2013. Un combat qui s’était soldé par le licenciement des grévistes. Commentaires de Christian Dandrès, militant syndical et avocat des anciens grévistes de la Providence.


Dans le journal du Syndicat des services publics, vous alertez sur les effets de l’arrêt du TAF. Pourquoi?

Cet arrêt, ainsi qu’un autre de 2019 qui avait cassé la planification genevoise, sont des caps dans la marchandisation des soins et le démantèlement du service public. Les groupes de cliniques cotés en Bourse (Hirslanden, SMN) pourront se faire encore plus d’argent au détriment des assurés, des patients, des soignants et des cantons.

Les interventions des hôpitaux sont en effet facturées au forfait par cas, souvent insuffisants pour soigner les patients souffrant de maladies multiples et/ou chroniques ou difficiles à traiter. Les hôpitaux doivent avoir un minimum de lits, en sortant au plus vite les patients. Le système fonctionne à flux tendu, ce qui a été problématique face à la pandémie. Les cantons doivent aussi mettre sur un pied d’égalité financière public et privé, alors que ce dernier secteur traite de préférence les cas simples et lucratifs. Les cliniques privées n’ont pourtant pas les mêmes objectifs et patientèles. Elles ne garantissent pas un service universel et privilégient les soins planifiables à l’avance, dans le cadre d’un horaire administratif et non pas 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Quand, exceptionnellement, c’est le cas, elles peuvent toujours adresser un éventuel «trop-plein» à l’hôpital public. Leurs patients proviennent souvent des médecins en réseau, choisis dans des quartiers où le risque de polymorbidité est plus faible. Il y a un lien entre conditions de vie et santé. Ce choix n’est d’ailleurs pas toujours déraisonnable. Mieux vaut qu’un patient gravement atteint soit adressé à un hôpital universitaire.

Quelles en sont les conséquences?

Les hôpitaux publics ne bénéficient pas de la péréquation entre les «cas» pour lesquels le forfait est suffisant et les autres cas. Les cliniques empochent les «bons cas» et le service public traite les «mauvais cas». J’utilise ces termes pour montrer la logique mercantile du système, où le patient qui a le plus besoin de soins et de protection devient un problème. Privé de ressources, le service public se détériore, ce qui permet de «justifier» une expansion de l’offre privée!

La concurrence se fait aussi sur les conditions de travail. Celles du public, parfois meilleures que dans le privé, sont autant de «surcoûts».

Les cliniques dégagent ainsi des centaines de millions de francs pour les actionnaires. Autres bénéficiaires: les assurances qui jusqu’alors finançaient les cliniques privées via les complémentaires. Une partie de ces coûts est désormais supportée par les assurés à la LAMal et les cantons.

Certains, notamment Genève, Vaud et Neuchâtel, ont limité la casse, en plafonnant la part des cliniques privées et en imposant le respect des conditions de travail du secteur. Le TAF s’en prend à ces deux protections.

Le TAF admet pourtant le lien entre qualité des soins et conditions de travail, mais exonère SMN de respecter le contenu de la CCT Santé 21…

Le lien entre conditions de travail des soignants et sécurité des patients est un fait admis par la Confédération. La LAMal prévoit que la planification hospitalière doit assurer la qualité des soins. Il y a donc une base légale pour imposer de bonnes conditions de travail à tous les hôpitaux.

Pour approfondir la concurrence, le TAF devait résoudre cette contradiction. Or, la mise en concurrence des conditions de travail dégrade ces dernières. Voici la solution trouvée: les cantons ne doivent pas imposer aux cliniques le respect de toutes les conditions de travail du secteur ou d’une CCT. Selon le TAF, toutes les règles d’une CCT ne sont pas indispensables, charge au Conseil d’Etat de faire une sélection. Ainsi, la concurrence (dumping) se poursuivra sur une partie au moins des conditions de travail.

Le conflit d’intérêts est évident. Les Conseils d’Etat sont les bailleurs de fonds des hôpitaux et, parfois, les employeurs des soignants, par exemple au CHUV.

Les conditions de travail doivent être vues comme un tout, pour éviter que les soignants quittent la profession et que la pénurie s’installe. Elles ne doivent pas être saucissonnées comme le veut le TAF, et surtout pas par un processus soustrait au contrôle démocratique. Elles doivent aussi être réglées de manière paritaire, comme c’est le cas avec une CCT.

Cette jurisprudence peut-elle avoir des effets sur les CCT du secteur privé?

A l’évidence. En imposant le respect des conditions de travail prévues dans une CCT, les cantons incitaient les syndicats et les employeurs à en être partie pour la faire évoluer.

Le TAF soutient la ligne de SMN, qui veut décider seul des conditions de travail, hors de tout cadre conventionnel.

L’arrêt est un sale coup pour le dialogue social et pour la liberté syndicale, dans un des principaux secteurs d’emplois. Si une partie importante des conditions de travail est fixée par décision gouvernementale, quelle marge restera-t-il pour le dialogue social et la liberté syndicale?

Les gouvernements cantonaux, pris à la gorge par des majorités parlementaires souvent à droite, céderont aux privés. Le correctif de l’action syndicale, garante non seulement des conditions de travail, mais surtout aussi de la qualité des soins, est piétiné par le TAF.