Débat au Parlement fédéral le 27 septembre 2023.
J’annonce tout d’abord mes liens d’intérêts: je suis membre du comité de l’Asloca suisse et salarié de l’Asloca Genève.
Le Conseil fédéral a annoncé hier une augmentation massive des primes d’assurance-maladie, mais ce n’est pas le seul coup de massue qui tombe sur la tête de la population. Depuis le mois de juin, des milliers de locataires reçoivent des hausses de loyer fondées sur celles des taux d’intérêt hypothécaires. Cela se poursuivra très certainement dès le mois de décembre avec l’envolée de ces taux. Les locataires touchés maintenant le seront très certainement à nouveau au mois de décembre et l’année prochaine.
Ces hausses – cette approche est très choquante – interviennent après une décennie de hausses continues des loyers pour les nouveaux baux, alors que, précisément au même moment, les charges financières des propriétaires ont chuté.
On assiste à un très vaste transfert de valeur des locataires salariés et des entreprises qui sont locataires vers les bailleurs; j’y reviendrai. L’ampleur de cette accumulation par rapport à ce que la loi autorise dans le secteur locatif est phénoménale. L’étude du bureau Bass indique qu’en seize ans, près de 78 milliards de francs ont été payés en trop par les locataires. Pour la seule année 2021, les locataires ont sorti de leur poche 10 milliards, alors qu’ils n’auraient pas dû le faire.
Pour comprendre l’étendue de cet accaparement, il faut rappeler ce qu’est un loyer abusif et ce que les bailleurs sont en droit d’encaisser sans tomber dans l’illégalité. Relevons que la loi est généreuse, puisqu’elle offre aux bailleurs un avantage qu’aucun épargnant dans ce pays ne peut obtenir, à savoir 3,5 pour cent d’intérêt net sur les fonds investis et, en plus, l’indexation de ces fonds. Et que font les bailleurs pour mériter un tel avantage? Rien!
Les placements immobiliers en Suisse, en particulier dans les villes, sont garantis sans risque à presque 100 pour cent. La pénurie de logements dure depuis des décennies et se poursuivra. Il n’y a donc absolument aucun risque pour le bailleur que le logement reste vacant. Il y a presque également aucun risque du côté de l’état locatif, puisque le locataire qui ne paie pas le loyer peut voir son bail résilié et être expulsé du logement, même sans solution de relogement, en quelques semaines à peine.
J’aimerais relever que la plupart des loyers récents ne correspondent pas du tout au cadre légal. Dans la pratique, les loyers sont fixés au maximum de la demande solvable; il y a une demande très solvable, surtout dans les villes en Suisse. Les sociétés actives sur le marché immobilier sont donc parvenues à s’extraire, Mme Badran l’a dit, totalement du cadre juridique censé réguler le marché. Ces sociétés exploitent au maximum la principale faille dans la loi, à savoir le système de surveillance des loyers qui impose aux locataires d’agir en justice, avec des conditions qui sont très peu praticables.
Tout d’abord, le délai de contestation est de 30 jours – très court -, alors que le locataire vient de s’installer. Cela n’est pas la première chose à laquelle il pense. Ensuite, les locataires sont souvent mal informés, effectivement, de leurs droits. Le simple fait que la contestation se fasse par voie judiciaire est un frein psychologique puissant.
Ensuite, des juridictions qui fonctionnent encore avec le monopole de l’avocat, ce qui induit des honoraires souvent très dissuasifs. On doit rappeler que le locataire qui s’installe vient de payer un mois de loyer, plus trois mois pour la garantie de loyer et parfois même encore un loyer pour l’ancien logement, ce qui le fait payer à double.
Enfin, les bailleurs ne se sont pas arrêtés là, puisqu’ils ont également d’autres moyens de pression, ce qui accroit encore la dimension de peur: la conclusion de contrats à durée déterminée non renouvelable et également le fait que les appartements sont souvent attribués par piston ou par des chasseurs d’appartement, qui, très opportunément, peuvent mettre la pression sur les locataires lorsque cela est nécessaire.
Une violation systématique et aussi massive de la loi n’existe dans aucun autre domaine. Et ces violations concernent possiblement 61 pour cent des ménages. Que fait la Confédération pour faire respecter ce cadre légal? Rien, hormis la tentative qu’avait fait le Conseil fédéral de généraliser l’utilisation de la formule officielle, qui avait été rejetée par le Parlement – ou presque rien, parce que, soyons honnêtes, le Conseil fédéral s’oppose au démantèlement de la protection des locataires contre les congés abusifs en ayant appelé vendredi à refuser l’initiative parlementaire de M. Egloff et celle de M. Merlini, reprise par Mme Markwalder. On ne peut pas imaginer cela dans aucun autre domaine. Si la valeur locative était en permanence de 30 pour cent plus élevé que la loi, je suis certain qu’une bonne partie des groupes présents dans cet hémicycle prendrait le maquis.
Les socialistes font des propositions simples et efficaces. Le but est d’empêcher les bailleurs d’augmenter des loyers déjà abusifs. 10 milliards de loyers sont payés en trop chaque année; il est donc absolument inacceptable de permettre aux bailleurs d’élargir encore cette assiette de profit au détriment de la majorité de la population. Mais comme il se peut que certains bailleurs respectent la loi, la proposition relative au moratoire offre une soupape en permettant aux bailleurs qui n’auraient pas les rendements autorisés par la loi d’obtenir une majoration de loyer – en quelque sorte, on inverse le système actuel. Mais cela ne suffit pas, parce qu’une modification législative prend du temps. On doit donc se tourner vers le Conseil fédéral qui a des possibilités d’action pour limiter notamment la casse annoncée pour décembre. C’est l’objet de ma proposition, qui demande de limiter la possibilité de répercuter les hausses des taux d’intérêt sur les loyers en cette période de crise sociale.
Aujourd’hui, chaque augmentation d’un quart de point permet une hausse de loyer de 3 pour cent. Cette possibilité donnée aux bailleurs repose sur une fiction de plus en plus intenable, selon laquelle le loyer qui n’a pas été contesté au début du bail par le locataire n’est pas abusif. Or – vous le savez -, il n’en est rien: le locataire ne conteste en réalité pas, non pas parce que son loyer n’est pas abusif, mais le plus souvent par peur – j’en ai parlé tout à l’heure.
Cette fiction totalement fantaisiste aboutit à la situation incroyable où le bailleur commence par fixer un loyer sur le marché à un niveau hyperabusif puis peut le majorer encore à mesure que les taux augmentent. Avec ce système, le bailleur gagne aujourd’hui sur tous les fronts: il choisit le marché parce que cela l’arrange pour fixer le loyer, puis il passe à la logique du rendement.
Le marché immobilier s’est emballé ces dernières années. Il faut se demander pourquoi. Il y a bien sûr les paramètres économiques, comme les faibles rendements sur les marchés obligataires et les taux négatifs de la Banque nationale suisse. Mais plus fondamentalement, il y a une tendance: nous assistons à la financiarisation du marché immobilier. Nous sommes en plein dans un processus de concentration du pouvoir économique entre les mains de sociétés financières. Le parc immobilier locatif est depuis longtemps en main de banques, d’assurances et de gestionnaires financiers.
Les bailleurs qui pratiquent aujourd’hui les loyers les plus abusifs et qui profitent en plus de l’augmentation des taux pour majorer les loyers, ce sont UBS, Swisslife, l’assurance Zurich, et j’en passe. Ces bailleurs ont pour actionnaires principaux les grandes sociétés internationales de gestion d’actifs: Blackrock possède 5 pour cent des actions de Swisslife et 5 pour cent des actions d’UBS. Leur position sur le marché immobilier en Suisse a été renforcée considérablement avec la modification de la lex Koller en 2004, qui a permis à ces acteurs de prendre des participations dans des sociétés cotées en bourse qui sont propriétaires d’actifs immobiliers.
Ces sociétés cherchent donc, en Suisse comme ailleurs, à s’emparer d’infrastructures et d’éléments qui servent à répondre aux besoins les plus essentiels de la population, tels que le logement, mais également le système de santé et les réseaux d’eau. Elles peuvent ainsi imposer à la population une logique de profits maximums à court terme, sans aucune compréhension pour le contexte politique et social du pays. C’est ainsi que le directeur de Swisslife a annoncé au mois de juin dernier, alors que l’inflation était à son comble, que l’entreprise allait notifier des hausses de loyers à 21 000 ménages. C’est donc une véritable menace qui pèse sur toute la société.
Je relève que cela ne concerne pas uniquement les locataires d’habitation, parce que grand nombre de PME, qui constituent le tissu économique principal de la Suisse, sont également locataires.
Ces hausses de loyer ont des effets sur les petits patrons à deux niveaux, non seulement comme locataires, mais aussi comme employeurs. Les hausses de loyer réduisent les bénéfices de ces entreprises, car beaucoup de PME n’ont pas la possibilité de répercuter ces charges sur les prix finaux.
Les hausses de loyer renchérissent également le prix de la force de travail, parce que les salariés ne peuvent pas se passer d’un logement. Il est possible, dans des régions frontalières, d’aller engager des personnes de plus en plus loin et de profiter ainsi du différentiel de salaire entre la Suisse, la France, l’Allemagne et l’Italie, mais on ne peut pas dépasser un certain seuil. Aujourd’hui, les patrons peinent à recruter.
Ce débat sur le logement et sur la protection des locataires pose donc non seulement la question sociale et économique, mais aussi une question démocratique élémentaire: qui doit décider des conditions de vie et des conditions économiques dans ce pays? Est-ce les citoyens et les citoyennes ou est-ce les propriétaires de ces entreprises, qui, depuis New York, nous dictent les lignes qu’il faut suivre ici?
Pour le groupe socialiste, la réponse est claire et cela est la raison pour laquelle nous vous invitons à accepter cette motion.